Le chef de l’Etat a-t-il eu raison de refuser de signer le décret relatif au mouvement annuel des magistrats ? Oui, répond un éminent juriste, Mohamed Salah Ben Aïssa.
Voici pourquoi.
Le mouvement en question a été effectué cette année sur la base de la décision réglementaire N°1 du 15 janvier 2019, prise par l’Assemblée générale (AG) du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Cette décision réglementaire était relative à la fixation des fonctions judiciaires, aux conditions de grade permettant d’y accéder et aux indemnités et avantages y afférents. C’est donc sur le fondement de cette décision réglementaire qu’a été effectué le dernier mouvement dans le corps judiciaire.
Il convient de rappeler à cet égard qu’en vertu de la Constitution (article 106), le Président de la République exerce le pouvoir de nomination des magistrats par décret présidentiel, pris sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature ou sur «présentation exclusive» du CSM pour les hauts magistrats. Appelé à signer le décret se rapportant au tableau portant mouvement des magistrats (comportant nomination des nouveaux magistrats recrutés et nominations et mutations de ceux qui sont en exercice), le Président de la République semble avoir refusé de le signer au motif, semble-t-il, que l’AG du CSM n’était pas compétente pour édicter pareille décision réglementaire qui servait de fondement audit décret.
La question qui se pose est donc de savoir si ladite décision réglementaire prise par l’Assemblée générale du CSM relevait ou non de la compétence du Conseil supérieur de la magistrature, étant rappelé que, selon l’article 1er (§2) de la loi organique n°2016-34 du 28 avril 2016 relative au CSM, ce dernier dispose du «pouvoir réglementaire dans son domaine de compétence».
Contre argument
Le CSM oppose à cet argument le contre-argument suivant: «On refuse de se référer aux décrets du 21 septembre 1973, de l’ancien régime. En outre, l’indépendance de la justice nous habilite à augmenter nos rémunérations pour nous prémunir contre la corruption. Nous sommes autonomes, nous avons un pouvoir réglementaire général».
Résultat, le mouvement annuel de la magistrature est bloqué. Les anciens magistrats n’ont pas reçu leurs augmentations. Pire, les nouveaux ne sont même pas payés. Tout est bloqué.
En l’absence des lois nouvelles, on continue à appliquer l’ancienne loi
Face à cet imbroglio juridique, nous avons donc demandé l’avis du professeur et ancien ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aïssa. Voici ses explications :
«Les fonctions judiciaires sont fixées, selon l’article 106 de la Constitution, par la loi. La constitution ajoute dans l’article 115 que le statut des magistrats est fixé par la loi. Et comme les fonctions judiciaires, quel que soit leur rang dans la hiérarchie judiciaire, sont des composantes essentielles du statut des magistrats, elles relèvent donc, toutes, de la loi. Dans le statut des magistrats, il y a des grades et des fonctions qui constituent des éléments-clés dans leur carrière. Mais ces lois prévues par la Constitution pour les hauts emplois et pour le statut n’ont pas encore vu le jour. ! De ce qui précède, il découle que la fixation des fonctions judiciaires est une matière législative. Elle relève donc de la compétence du législateur.
Dans ce cas que faut-il faire ?
En l’absence des lois nouvelles prévues et annoncées par la constitution, force est de revenir aux textes qui sont encore en vigueur et qui portent sur le même objet; c’est-à-dire au statut des magistrats tel que fixé par la loi N°29 du 14 juillet 1967.
Or ce statut de 1967 a renvoyé à un décret réglementaire général qui est le décret N°436 du 21 septembre 1973 fixant les fonctions judiciaires exercées par les magistrats judiciaires. C’est donc à ce décret qui fixe les fonctions qu’il faudrait se référer. Par conséquent, en l’absence de lois nouvelles, on continue à appliquer la loi ancienne, et donc on continue à appliquer aussi ses décrets d’application, dont fait partie le décret N°436 précité qui sont des décrets relevant du pouvoir réglementaire général dont le seul titulaire en vertu de l’article 94 de la Constitution est le chef du gouvernement.
Le pouvoir réglementaire que la loi du 28 avril 2016 (ci-dessus rappelée) a conféré au CSM est un pouvoir réglementaire spécial qui ne peut s’exercer que dans les limites du champ de compétence que la loi a reconnu au profit du CSM. Or, la lecture et l’analyse des dispositions de cette loi sur les attributions du CSM ne donnent aucune compétence au CSM pour fixer les fonctions judiciaires, à la différence de bien d’autres attributions qui lui ont été dévolues et qui sont énumérées dans les articles 42 à 67. Dire que le CSM est compétent pour le faire en se basant sur la disposition figurant à l’article 1er de la loi sur le CSM et selon laquelle ce dernier garantit «le bon fonctionnement de la justice» enlève tout leur sens et leur utilité aux articles 42 à 67 et autoriserait le CSM à tout réglementer : les fonctions, les grades, les tribunaux, etc.
Violer la constitution ?
Par ailleurs, soutenir que le pouvoir réglementaire conféré par la loi au CSM lui permet de fixer les fonctions judiciaires équivaut à ignorer, et donc, violer la Constitution qui a conféré cette compétence de manière explicite au législateur, au moins pour les hautes fonctions judiciaires. C’est au législateur de le faire .Ainsi la décision réglementaire de l’AG du CSM court-circuiterait le législateur. Plus grave encore, elle met en échec la compétence du pouvoir réglementaire général, puisque, faute d’adoption des lois annoncées par la Constitution (aux articles 106 et 115, comme ci-dessus évoqué), seule la loi portant statut de 1967 reste applicable avec son décret d’application de 1973 précité.
Aussi toute modification du décret de 1973 ne peut être opérée qu’en vertu d’un nouveau décret réglementaire qui relève de la compétence du chef du gouvernement.
Cela étant dit, le législateur, le jour où il aura à adopter la loi portant statut des magistrats, pourrait habiliter soit le pouvoir réglementaire général, soit même le CSM à fixer les fonctions judiciaires (qui ne feraient pas partie de la catégorie de hautes fonctions judiciaires réservées dans leur totalité à la loi).
Il y aura là une habilitation législative claire permettant, alors, au CSM de fixer lesdites fonctions. En l’absence de pareille habilitation, le CSM reste, aujourd’hui, en l’état actuel du droit en vigueur, incompétent pour le faire.